Chroniques de Spectres (Episode 1/19)

"Décembre 2514. L'Exil est loin derrière nous et le Célesta compte déjà plus d'une quinzaine de systèmes colonisés. Mais au milieu des crises politiques, économiques ou militaires, les criminels en tous genres s'en donnent à cœur joie.

Face à ses multiples juridictions, ses forces de police coloniale sous-équipées et la présence de nombreux secteurs indépendants au sein des trois systèmes formant sa zone d'influence, la jeune Confédération d'Ambrosia est débordée. Sa solution pour résoudre ce problème : les spectres."

- Brochure du bureau de com' de Hell-Point -


EPISODE 1 : EN ROUTE POUR L'ENFER

Station de transit Chosoria, Décembre 2514

Cela faisait maintenant trois jours qu'Assaï arpentait les couloirs de la station spatiale Chosoria, pensive. Ce comptoir commercial, installé dans la Confédération d’Ambrosia, servait de point de passage obligé pour toute personne désirant entrer – ou sortir – de la Nation Daeyaméenne. Celle-ci avait beau se parer de l'image d'une société moderne, efficace, où tout le monde avait sa place ; cette vision quasi-utopique n'en restait pas moins une illusion destinée à contrôler, manipuler et façonner une population docile dans le but de lui imposer une certaine idée du bonheur. Assaï en était consciente et elle savait aussi que cela fonctionnait dans les grandes lignes. Au cours de ses trente dernières années, l'administrateur central Hiro Yadana-Tsen avait réussi à imposer sa vision et les Daeyaméens acceptaient majoritairement de sacrifier leurs libertés afin de profiter de la sécurité rassurante d'une société parfaitement maîtrisée. Assaï aussi avait longtemps partagé cette vision et, pour être honnête, elle continuait de penser qu'aucune autre façon de faire ne pourrait être meilleure. Pourtant, la Daeyaméenne avait bel et bien décidée de quitter "l'utopique" Nation Daeyaméene pour plonger dans la quasi-anarchique Confédération d'Ambrosia...

Ignorant la foule hétéroclite qui circulait autour d'elle, la jeune femme pensait encore et toujours aux raisons l'ayant poussée à venir ici. Elle se rappelait de son excitation lorsque, à 7 ans, elle avait été identifiée comme psi-positive, lors du recensement standard imposé chaque année aux enfants daeyaméens de son âge. L'Intelligence de Synthèse du Contrôleur avait alors déterminé son orientation au fil des ans pour finalement lui faire intégrer l'académie du Nocho, les services de la sécurité intérieure daeyaméenne. Ses capacités pour maîtriser les flux Ætheriques ainsi que ses efforts à l'entraînement lui avaient ensuite permis d'être affectée à une des Escouades de Recherches, d'Investigations et d’Interventions Spéciales, aussi appelé ERIIS. Elle avait donc passé ces dernières années à traquer des déviants de tous genres, y compris un bon nombre de cellules dissidentes.

Cette situation lui convenait parfaitement jusque-là et elle était même fière de contribuer ainsi à l'utopie des colonies daeyaméenne. Mais... disons simplement que les choses ne s'étaient pas passées comme elle l'aurait souhaité dernièrement... Plus elle y réfléchissait et plus il était devenu clair que la meilleure chose qu'elle avait à faire était de quitter l’espace daeyaméen pour devenir une spectre.

Une spectre... Les spectres étaient des chasseurs de prime et des mercenaires freelances travaillant la plupart du temps sous contrat avec les colonies ou les corporations du Célesta. Certains les voyaient comme des héros de blockbuster épris de justice, d'autres comme des criminels sans scrupule que l'on chargeait d'arrêter d'autres criminels. La vérité se situait probablement entre les deux mais qu’ils soient idéalistes, en quête de gloire ou attirés par l’appât du gain, les spectres étaient avant tout des indépendants libres de choisir leurs primes et leurs contrats.

« Votre attention s'il vous plaît, nous vous rappelons qu'en raison d’une panne sur un anneau du tunnel Nolgan reliant les systèmes Ambrosia et Kennedy, des annulations de vols à destination de l'Alliance Américaine sont à prévoir. Pour plus d'informations, veuillez consulter... »

L'annonce vocale avait fait sortir Assaï de ses pensées. Autour d'elle, les passagers en transit se mêlaient aux résidents de la station pour faire du shopping dans l'une des nombreuses boutiques de ce bloc commercial. Et, lorsqu'ils voyaient les yeux rouges de la Daeyaméenne ainsi que l’iridescence des tatouages Ætheriques qui dépassaient de son blouson, sur son cou et sa main droite, tous l'évitaient ou détournaient le regard, visiblement mal à l'aise. Pour les Daeyaméens c'était en effet le signe qu'Assaï était une inquisitrice du Nocho. Les étrangers, eux, avaient plutôt tendance à la fixer avec un regard chargé de colère, de mépris ou de peur. Pour eux, ces yeux-là et ces tatouages-là étaient les mêmes que ceux portés par les Templiers Atlantes. Ceux-là même qui avaient commis tant d'atrocités durant la Guerre Noire, quelques décennies plus tôt. Et puis, il y avait aussi ceux qui ne voyaient en elle qu'une dangereuse psionic, ou "psycho" plutôt, pour rester dans les clichés véhiculés par la culture populaire : manipulatrice, instable et capable de violer l'esprit des gens d'un simple regard. Assaï semblait pourtant évoluer comme si de rien n’était, se montrant indifférente à ces comportements dont elle avait malheureusement l'habitude. Un peu plus loin, elle apercevait une boutique proposant divers kits d'implants biocybernétiques détaxés.

Shikta ! Jura intérieurement la jeune femme. Ca fait trois fois que je passe devant ce magasin...

Assaï changea alors de direction et se dirigea vers une série d'ascenseurs menant à la partie hôtelière de la station.


***

Quelques minutes plus tard, la jeune femme entrait dans une petite chambre équipée d'un large hublot d'où l’on pouvait observer l'incessant ballet des vaisseaux approchant le spatioport de la station. Détectant l'arrivée d'Assaï, l'Intelligence Restreinte de l'hôtel alluma automatiquement l'éclairage. La Daeyaméenne retira ensuite son blouson renforcé et le jeta sur le lit.

- Kaï, appela-t-elle mentalement. A quelle heure est le prochain match d'Hyperball ?
- Les LK Dragoon jouent les Samyung Claws à 12 heures UT, lui répondit l'Intelligence Restreinte.

Si la vaste majorité de la population communiquait avec leur IR personnelle par le biais de commandes vocales ou d'interfaces holotouch, Assaï, elle, était équipée d'une interface neurale directe. Il s’agissait d’un petit implant biocybernétique qui lui permettait de dialoguer directement par la pensée avec Kaï.

- Jo-tha, lança Assaï pour elle-même. Il me reste deux heures à tuer. Je vais en profiter pour faire quelques exercices.

Et tandis que la jeune femme s'apprêtait à entamer une série d'abdo, les pieds calés sous son lit, elle eut la vague impression d'être observée. Il n'y avait pourtant pas d'endroit où se cacher et seule la masse sombre des vaisseaux en approche de la station était visible à travers le hublot. Pourtant... Oui, Assaï en était sûre, elle entendait maintenant un léger bruit, comme si quelqu'un faisait rouler discrètement un petit objet métallique.

Une lueur bleutée se mit alors à émaner peu à peu des tatouages de la jeune femme : Assaï s'était instinctivement mise à synchroniser son énergie Ætherique, prête à réagir au moindre signe de danger. Le bruit cessa aussitôt et un silence de mort s'abattit dans la pièce. Assaï se releva lentement, attentive au moindre mouvement d'air et se concentra. La psionic laissa sa conscience s'imprégner des flux Ætheriques que captait son cerveau. Chaque être vivant émettait naturellement de tels flux et Assaï était capable de les ressentir et de localiser leurs origines dans un rayon de quelques mètres.

À l'instant même où elle avait fini par identifier une présence très furtive dans sa cabine, un miaulement se fit entendre de sous le lit. La Daeyaméenne se pencha et tomba nez à nez avec une petite boule de poils qui l'observait fixement, la tête légèrement penchée et les pattes posés sur une petite vis.

- Et ben... fit Assaï. Qu'est-ce tu fais là, toi ?
- Meow !
- Kaï, appela la jeune femme, demande à l'IR de l'hôtel si quelqu'un a perdu un petit chat.
- L'hôtel indique que le précédent occupant de ta chambre avait des chats avec lui, répondit presqu’aussitôt l’IR. Il n'y a pas eu de signalement concernant une perte.
- Mmh... J'imagine qu'il n'est plus dans la station.
- Les données de transit des voyageurs ne sont pas accessibles publiquement, indiqua l’IR.
- Si seulement j’avais encore mes accréditations du Nocho… ragea intérieurement la Daeyaméenne. Bon, préviens juste l’administration alors. Moi je vais commencer par lui donner à manger. Il doit être mort de faim, le pauvre...

Comme s'il avait compris, le félin s'avança timidement de la jeune femme. Celle-ci approcha doucement sa main et le chat se mit alors à ronronner en se frottant contre cette dernière.

- Je crois que je vais t'appeler Orion, déclara-t-elle.


***

Le lendemain, alors qu'elle attendait le vaisseau qui l'emmènerait à Hell-Point, Assaï était assise au milieu d'autres futurs apprentis Spectres, caressant anxieusement une petite boule de poils installée sur ses genoux.